« Je ne suis pas un photographe »… En 1963, je ne veux pas non plus me considérer comme un peintre, un sculpteur, un poète ou un musicien : mon objectif, c’est d’être un artiste. Je veux avoir une activité artistique qui dépasse l’exploration d’une discipline particulière et me permet de développer un travail où je me reconnais, qui ne prend pas en compte les préoccupations du milieu artistique de l’époque. Je n’ai pas d’idées préétablies, ni de discours théorique, et je fais ce que mon intuition me suggère, à contre-courant de ces nouvelles tendances que sont à l’époque le Pop Art ou le Nouveau Réalisme. Donc je tourne le dos à la figuration et à la redécouverte de l’objet duchampien dont Pierre Restany est le chantre. L’abstraction, la sobriété, la matérialité correspondent à une voie qui me convient davantage.
L’immanence intrinsèque de mes propositions, leur autoréférentialité est ce qui me préoccupe le plus. Aucune référence à quoi que ce soit qui serait extérieur à l’œuvre.
Une matrice conceptuelle oriente mon travail, même si en 1963 je ne sais pas encore l’articuler théoriquement. Et c’est à partir d’intuitions floues, d’« esquisses » de raisonnement que j’avance vers l’univocité, vers cette identité précise, sans équivoque de l’œuvre présentée. J’avance donc, progressivement, selon deux remises en question parallèles : les aspects formels de mes œuvres, d’une part, qui évoluent constamment en vertu de mon refus systématique de la notion de style ; et l’exploration de disciplines différentes, selon le principe d’équivalence, d’autre part, afin d’insister, de donner du poids à la nature réelle de mes propositions.
La photographie est l’une de ces disciplines. Elle s’est imposée logiquement dans mon travail, en 1961, lorsque j’ai pressenti la possibilité de proposer l’équivalent photographique de mes premiers tableaux sur papier, les Goudrons noirs, ou d’une composition sonore répétitive, monotone, résultant du roulement d’une brouette sur un terrain caillouteux. Parallèlement, je réalisais ma Performance dans les détritus où l’horizontalité et le matériau pauvre étaient les sujets principaux. Le principe d’équivalence s’est donc inscrit et imposé dans mon parcours. Comme plus tard, avec le film Tarmacadam, constitué du défilé lent, régulier de l’asphalte sur une route fraîchement restaurée. Il s’agissait pour moi de vivre une aventure artistique, de concevoir de nouvelles options visuelles ou sonores, de me diriger autant que possible vers de nouveaux paradigmes.
extrait d'une conversation avec Hans Ulrich Obrist, 2021
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